Il est des écrivains comme de certaines et certains amis. Un jour on fait leur connaissance, puis on les perd de vue. Et ce n’est que des années plus tard qu’on les retrouve avec émotion !
En 1977, alors que j’avais 16 ans, ma sœur – dont l’influence sur mon éveil littéraire a eu une importance considérable – m’avait offert un livre de Didier Decoin intitulé « John l’Enfer ». Je me souviens qu’à l’époque ce roman m’avait beaucoup marqué…
Présentation de ce roman sur Wikipédia :
« John l’Enfer est un indien cheyenne, qui travaille à New York au milieu des années 1970 comme laveur de carreau sur les gratte-ciel, en raison de sa faible propension au vertige liée à son appartenance ethnique. Ultra-sensitif et taiseux, il pressent qu’une « lèpre » ronge les immeubles de la ville qui menacent de s’effondrer à tout moment. À la suite d’une nouvelle chute de l’un de ses collègues laveurs dues aux économies faites sur la sécurité par la société qui les emploie, John l’Enfer fait la rencontre dans un hôpital de Dorothy Kayne, une belle jeune femme qu’un accident de surf a rendue aveugle, au moins temporairement. Immédiatement attiré par elle et maîtrisant à peine ses pulsions, il réussit toutefois à lier connaissance et finit par l’aider pour sa sortie d’hôpital, lui proposant par lettre d’être son « chien d’aveugle ». Contre toute attente, Dorothy accepte – ne voulant pas se retrouver seule sur le campus de l’université Columbia où elle enseigne la sociologie – mais se fait accompagner par Ashton Mysha, un capitaine en second de navire de croisière d’origine juive-polonaise, cloué à quai par une appendicite, qu’elle vient également de rencontrer à l’hôpital. Finalement, le trio improbable se constitue et s’installe dans un équilibre étrange dans la maison de l’Indien, qui vient de plus de perdre son travail. Tous trois suivent la décadence de la ville, sa pourriture qui remonte à la surface, la guerre et la corruption des édiles, les luttes de classe et les rapports ethniques, la drogue qui ronge les plus faibles et pour finir l’arrivée massive des chiens qui prennent d’assaut la mégalopole signalant, selon les vieux textes de Babylone, la survenue imminente d’une catastrophe, au sens littéral ».
Chose curieuse, les années qui ont suivi n’ont pas été l’occasion de nouvelles « rencontres » avec Didier Decoin. Quant à John l’Enfer, je l’ai peu à peu oublié et même les séjours que j’ai faits à New York en 1999, 2008 et 2017 n’en ont pas ranimé le souvenir. Et pourtant il était bien là, enfoui dans ma mémoire ! Je m’en suis rendu compte il y a quelques jours…
La semaine dernière en effet, ma compagne a fait l’achat du dernier roman de Didier Decoin : « Le bureau des jardins et des étangs » (Stock, 2017), un voyage poétique et sensuel au cœur du Japon médiéval en compagnie d’une femme dont le mari pêcheur vient de mourir noyé dans la rivière Kasugawa. Dans cet ouvrage, l’odorat est l’un des sens les plus explorés. Sans savoir pourquoi, cela m’a fait penser à John l’Enfer. J’ai donc fouillé les étagères de ma bibliothèque et j’y ai retrouvé le livre que m’avait offert ma sœur en 1977. Je l’ai relu avec délectation et je me suis rendu compte pour quelle raison « Le bureau des jardins et des étangs » m’avait fait penser à « John l’Enfer » et pourquoi les parfums ont une telle importance pour moi depuis plusieurs décennies. Pour preuve, ce passage de « John l’Enfer » que j’avais annoté à l’époque au crayon de bois :
« Puisque cette fille n’y voit pas, offrons-lui des odeurs. Que la maison toute en bois sente le navire à trois, quatre ou cinq mâts: que miss Kayne ne quitte pas le parfum rugueux d’un béton d’hôpital pour retrouver, plus loin, le relent d’un autre béton. Ici, il faut que ça pue franchement la cale, le grand large. À cet effet, John a acheté douze bouteilles de rhum, de ce rhum gras et bon marché dont les Portoricains arrosent les crêpes et flambent les bananes ; il les débouche, en répand le contenu sur les murs de sa maison : le bois retiendra les principes alcooliques, mais restituera les effluves essentiels ; il faut ensuite introduire, dans les interstices des parois, des gousses de vanille fendues par le milieu. Devant les baies vitrées, John l’Enfer accroche de très longs rideaux de toile écrue : pour ce bruit d’ailes qu’ils feront, lorsque le vent les gonflera comme des voiles. Ailleurs, sur une marche d’escalier, l’Indien enflamme le contenu d’une coupelle de métal : c’est une poudre malaxée sous un pilon de granite, composée de piments séchés, de grains de poivre, de débris de carapaces de crabes, d’algues hachées ; tout cela, en brûlant, produit une vapeur subtile qui imprègne les descentes de lit, les torchons, l’imprimé à grandes fleurs qui recouvre le divan ». Extrait de « John l’Enfer », Didier Decoin, Le Seuil, 1977