Petit récit géologico-historico-écologique

titre et préambule du texte d'Eric Dussart HISTOIRE D'UNE PIERRE

Je suis née de la mort d’une multitude d’animaux marins.

C’était il y a 220 millions d’années.

Couche après couche, siècle après siècle, j’ai fini par former une énorme masse calcaire.

Puis quand la mer s’est retirée, il y a environ 70 millions d’années, je suis devenue une montagne que la glace, la pluie et le vent ont commencé à sculpter.

Il y a 6 millions d’années, surgie des entrailles de la Terre, une roche en fusion a coulé près de moi [1].

Beaucoup plus récemment, il y a 7 800 ans, des êtres humains sont arrivés sur ma colline. Avec mes semblables, au creux de la roche, je leur ai offert un abri pour se protéger des intempéries et des animaux sauvages.

Il y a 2 400 ans, au sommet d’une colline voisine, un peuple originaire du levant s’est installé. Pour construire son village, il a utilisé la roche volcanique qui avait coulé à cet endroit plusieurs millions d’années auparavant [2].

Trois siècles plus tard, des hommes venant du midi ont détruit ce village, obligeant le peuple qui y vivait à descendre dans la plaine. Là, les villageois ont développé une nouvelle technique de construction. Ils se sont mis à casser mes semblables en morceaux pour les faire chauffer dans de grands fours. Après cuisson, ils les ont réduit en poudre puis mélangé avec du sable et de l’eau. Avec la pâte ainsi obtenue, ils ont lié des pierres entre elles pour bâtir leurs maisons.

Il y a à peu près 970 ans, des hommes venus du ponant et montés sur de grands chevaux sont arrivés sur ma colline. Ils ont commencé à construire un grand édifice coiffé d’une tour [3]. Quelques-uns d’entre eux m’ont découpée, taillée puis installée dans la pièce la plus vaste de cette construction.

Devenue clé de voûte d’une « aula » [4], j’ai assisté pendant plus de deux siècles à tous les événements organisés par les seigneurs du lieu : jugements (tous plus iniques les uns que les autres), banquets, réceptions et assemblées. De cette époque, le plus beau souvenir que je garde au cœur est celui des chants et des poèmes interprétés par des hommes et femmes de passage.

Il y a 500 ans, après une longue période de guerre et de famine, l’édifice a été abandonné. Des êtres humains cultivant la terre sont venus s’installer autour de lui. Ils l’ont démantelé pour récupérer les pierres et construire leurs maisons. Bientôt, je me suis retrouvée dans une petite pièce, juste au-dessus de l’âtre. Là, j’ai partagé le quotidien de plusieurs générations de braves gens. J’ai veillé avec eux le soir au coin du feu, j’ai écouté les histoires qu’ils se racontaient, je me suis enthousiasmée pour les idées de liberté et d’égalité dont ils débattaient lors de réunions secrètes.

Ensuite, le temps s’est accéléré. Plusieurs fois, des hommes en armes sont entrés dans la maison pour arrêter brutalement l’une ou l’un de ses occupants. Puis, l’âtre a disparu et les longues veillées au coin du feu ont été remplacées par la contemplation passive et silencieuse d’une étrange lucarne.

Il y a quelques jours, à l’occasion de travaux, des hommes sont venus abattre le mur dans lequel j’avais été placée cinq siècles auparavant. Ils m’ont emmenée avec plusieurs de mes semblables. J’étais contente de voyager à nouveau. Mais ce voyage n’était pas celui auquel je m’attendais. Sur le bord d’un chemin forestier, les hommes se sont arrêtés et ont déversé leur chargement.

Je me suis alors retrouvée entre un pot de peinture vide, de la ferraille et des bouteilles en plastique.

J’ai appris à connaître les êtres humains… mais jamais je n’aurais cru qu’ils traiteraient de cette façon une vieille et mémorable pierre qui a rendu tant de services à leur espèce !

Éric Dussart
Ollioules, le 27 avril 2024

Notes :
[1] Référence à la lave qui a coulé il y a six millions d’années sur la colline Sainte-Barbe à Ollioules en provenance d’un volcan situé entre Évenos et Le Beausset près du Rocher de l’Aiga (dit aussi « de l’Aigle »).
[2] Référence à l’oppidum celto-ligure de la Courtine à OIlioules construit au début du IVe siècle avant notre ère avec de la pierre basaltique provenant d’une coulée de lave jaillie il y a six millions d’années sur la colline de la Courtine à partir d’une cheminée secondaire du volcan d’Évenos / Le Beausset.
[3] Référence au château fort construit par les vicomtes de Marseille au cours du XIe siècle sur le flanc de la colline Sainte-Barbe à Ollioules.
[4] Aula : salle de réception d’un château féodal.
*****
Licence Creative CommonsCe texte est mis à disposition selon les termes de la licence CC BY-NC-ND 3.0 FR (attribution, pas d’utilisation commerciale, pas de modification) – Titre du texte : Histoire d’une pierre – Auteur : Éric Dussart – URL de la 1ère publication : https://ericdussart.blog/?p=20497 – Date : 27 avril 2024
> Télécharger le texte au format PDF
> Traduction du texte en occitan provençal

Laisser un commentaire